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L’œuvre de Michel Jean

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Auteur : Mélikah Abdelmoumen


Ma mère était amoureuse de Michel Jean. À la fin de sa vie, avant que la démence prenne trop de place et l’empêche de comprendre ce que signifiaient ces figures en deux dimensions qui bougeaient à l’écran, avant qu’elle oublie complètement ce que c’était qu’une télévision, elle regardait, tous les jours, le bulletin de nouvelles présenté par lui. Il était originaire du Saguenay–Lac-Saint-Jean comme nous, ce qui plaisait à maman, et elle trouvait qu’il ne présentait pas les nouvelles comme tout le monde : il avait plus de caractère, il était engagé dans ce qu’il disait. Elle savait qu’il était aussi écrivain, mais elle était depuis longtemps incapable de lire vraiment. La télé était sa principale fenêtre sur le monde… et sur « le beau Michel Jean ».

Quant à moi, je savais qu’il était un collègue auteur, mais je ne connaissais pas grand-chose à son œuvre. Nous nous étions croisés quelques fois, nous nous suivions sur les réseaux sociaux, nos rapports étaient courtois mais à l’époque, à ma connaissance, aucun de nous deux n’avait lu l’autre.

Un jour de pandémie, alors que ma mère commençait vraiment à décliner et que nous étions en plein confinement, qu’il n’y avait pour les gens comme elle plus aucun contact social « en chair et en os », qu’elle allait très mal, j’ai fait part de ma profonde tristesse sur les réseaux sociaux. Michel – à qui j’avais confié que maman était quelque chose comme la présidente de son fan-club du Saguenay, section âge d’or – a enregistré, dans ce studio où elle l’avait tant de fois regardé donner des nouvelles du monde, une petite capsule, un faux bulletin d’informations, adressé à elle, Camille, personnellement. Il la remerciait de suivre son émission et lui disait de tenir bon, de rester forte. Il m’a envoyé la chose pour que je la lui montre. C’est un des plus beaux cadeaux qu’on nous ait faits, à ma famille et moi.

Je disais que je savais que Michel Jean était écrivain sans vraiment savoir grand-chose sur son œuvre. Pourquoi? Il y a bien sûr le fait que lorsqu’il a commencé à publier en 2008, je vivais à l’étranger, et que lorsque je suis rentrée, en 2017, son œuvre littéraire n’avait pas encore connu le retentissement qui allait tout changer, avec Kukum, son septième livre – qui a fait un tabac d’abord en France, il faut le dire, avant que son succès ne revienne au Québec. Mais il y a aussi (et ce n’est pas la première fois que je le dis mais je le répète, j’insiste, je persiste et je signe) le fait qu’entre Michel Jean et moi se trouvait quelque chose comme une frontière invisible. Une frontière d’autant plus étanche qu’elle était invisible, justement. Et c’est le recul qui me permet aujourd’hui de formuler les choses de manière un peu claire : comme le disait Patrick Senécal dans un passionnant texte sur les clivages entre les genres littéraires de notre numéro de juin2023, il y avait entre mon monde et celui de Michel – nous qui étions pourtant collègues, concitoyens et originaires de la même région – un « petit fossé ».

Ce n’est qu’une fois devenue rédactrice en chef de Lettres québécoises, et mise face à ce que je considérais être mes responsabilités, que j’ai mesuré à quel point nos places, à lui et à moi, étaient définies autour de ce petit fossé. D’une part, j’avais le devoir de réfléchir à ce que l’on appelle de nos jours la « représentativité » de la revue (chose à laquelle, consciemment ou non, j’ai bien sûr toujours été sensible, vu le nom de famille et le pif d’Arabe qui sont les miens!) et, d’autre part, il y a toujours eu chez moi ce tempérament viscéralement adolescent qui, justement, se rebiffe contre les frontières, les limites, les cases.

J’ai donc décidé, un été, de rattraper mon retard. J’ai lu les dix livres de Michel Jean. Envoyé spécial m’a surprise : une série de récits autobiographiques éminemment politiques dans lesquels l’auteur parle de ce que lui a fait découvrir, traverser, risquer, son métier de grand reporter, textes qui rendent compte des situations de crise dont il a été témoin – en Haïti au moment de la chute d’Aristide, au Koweït au début de la guerre en Irak, au Sri Lanka après le tsunami mais aussi ici, au Québec, après un terrible accident de bus aux Éboulements.

J’ai aussi dévoré Une vie à aimer où, dans un état en apparence végétatif à la suite d’un accident, le narrateur retraverse toute son existence – roman d’apprentissage qui ne peut s’écrire que dans le silence d’un corps devenu forteresse aux murs opaques et infranchissables – avant de plonger dans les polars, tous très politiques : ceux mettant en scène le personnage du grand reporter et journaliste Jean-Nicholas Legendre, Un monde mort comme la lune, Tsunamis (un de mes préférés parmi ses ouvrages, malheureusement méconnu à ce jour), La belle mélancolie. J’ai compris que bien avant Kukum, Michel Jean avait écrit des romans portant sur la question autochtone : Elle et nous (réédité après Kukum sous le titre Atuk), qui est à la fois autobiographie et récit, mais également, autour de la question des pensionnats, l’incroyable Le vent en parle encore. ll y a aussi Tiohtiá:ke, qui s’articule autour de la question de l’itinérance des personnes des Premières Nations à Montréal – ses sources, ses causes, l’indifférence dont elle est l’objet – et enfin le magnifique Qimmik où l’on retrouve, encore plus poussées, maîtrisées, intriquées, toutes les préoccupations sociales, littéraires, historiques de l’écrivain, qui nous plonge de nouveau dans un polar nourri d’une importante recherche, où deux époques apparemment lointaines se rejoignent. (L’ouverture du livre est une des plus belles choses que j’aie lues dans notre littérature.)

On le constate : si l’on connaît surtout l’écrivain par rapport aux questions de l’autochtonie, son travail s’inscrit dans un long parcours au cours duquel les questions de l’identité, de la place à donner aux oubliés de l’histoire et de la société, et de notre rapport à notre propre histoire, à notre propre identité, ont toujours été présentes.

Le type « d’immersion totale dans l’œuvre d’un auteur » que j’ai tentée avec Michel Jean en cet été 2023 a eu pour effet que lorsque j’ai eu terminé, je me suis sentie comme exilée, déplacée, perdue. Comme si j’avais quitté de force, pour revenir dans la vraie vie, un pays où je m’étais imaginé que je pourrais rester indéfiniment.

J’ai donc tenté, pour m’en remettre, de trouver des manières de prolonger le voyage en parlant de l’œuvre de cet auteur mais surtout, j’ai voulu continuer mon travail de sabotage des divisions entre les cliques littéraires. J’ai voulu que Michel Jean ait sa place dans mes chroniques radio, dans un entretien au Salon du livre de Montréal, dans mes conversations avec des collègues et enfin ici, dans nos pages. Une place que lui valent quinze ans de travail acharné, d’abord dans la méconnaissance et, depuis Kukum, dans une lumière qui, si elle l’a rapproché d’un lectorat nombreux et disséminé dans divers pays, lui a aussi valu, appelons les choses par leur nom, d’être snobé. Snobé, oui, dans ces milieux pour qui « littérature populaire » (étiquette problématique à bien des égards, qui pourrait faire l’objet d’un dossier de LQ un de ces jours) signifie mise à l’écart. Un peu par réflexe et sans doute sans malice, j’en conviens. Et le plus souvent sans qu’on s’en rende compte. J’en suis la preuve. Mais il n’est jamais trop tard pour se réveiller.

Ce dossier est donc une invitation lancée à un lectorat qui n’est peut-être pas le lectorat habituel de l’écrivain. Ont accepté d’y prendre la plume des personnes qui le lisent depuis longtemps, l’ont découvert récemment, l’ont interprété sur scène, adapté pour le théâtre, édité au Québec et en France : Philippe Manevy, Danielle Laurin, Laure Morali, Dominique Pétin, Éric Chacour, Johanne Guay, Laurence Baulande.

Ensemble, nous avons voulu faire de ce dossier une invitation à enjamber tous les fossés, petits et grands, pour venir à la rencontre de l’œuvre qu’a longuement, patiemment et amoureusement ourdie, depuis quinze ans, notre collègue Michel Jean.


Consultez les livres de Michel Jean

Envoyé spécial, Montréal, Stanké, 2008
Un monde mort comme la lune, Montréal, Libre Expression, 2009
Une vie à aimer, Montréal, Libre Expression, 2010
Elle et nous, Montréal, Libre Expression, 2012 [réédition sous le titre Atuk, elle et nous, Montréal, Stanké, 2014]
Le vent en parle encore, Montréal, Libre Expression, 2013
La belle mélancolie, Montréal, Libre Expression, 2015
Tsunamis, Montréal, Libre Expression, 2017
Kukum, Montréal, Libre Expression, 2019
Tiohtiá:ke, Montréal, Libre Expression, 2021
Qimmik, Montréal, Libre Expression, 2023

Information sur l'auteur :

Mélikah Abdelmoumen

Mélikah Abdelmoumen, rédactrice en chef, est née en 1972. Elle est l’autrice de plusieurs romans, essais, récits, articles et nouvelles et a été éditrice au Groupe Ville-Marie Littérature de 2013 à 2021. Elle a vécu en France, à Lyon, de 2005 à 2017, expérience dont elle a tiré un ouvrage intitulé Douze ans en France (VLB éditeur, 2018). Son prochain livre, Baldwin, Styron et moi (Mémoire d’encrier, 2022), a d’abord été présenté sous forme de lecture-spectacle, en septembre 2021, au Théâtre de Quat’sous dans le cadre du Festival international de la littérature (FIL). Elle est rédactrice en chef de LQ depuis l’automne 2021.

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