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Derrière la « rentrée littéraire »

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Auteur : Mélikah Abdelmoumen


Mélikah Abdelmoumen

Achever un livre, c’est retomber malade, retrouver un soi-même dépris d’une passion qui a tout dévoré et n’a laissé qu’un petit tison étouffé sous la cendre, et l’on reste longtemps assis devant des pages incompréhensibles, comme devant une longue lettre en chinois, adressée à personne, et mystérieusement écrite par vous, dans un autrefois inexplicable.
— Robert Lalonde, Le monde sur le flanc de la truite


Je relis ces mots de Robert Lalonde et je me dis : c’est ça, c’est très exactement ça. Il décrit là, avec une précision étourdissante, une expérience que je connais intimement. Il emploie même des termes dont certains me rappellent une de mes propres formules – chaque fois que j’ai fini un livre, après en avoir relu un trop grand nombre de fois le manuscrit ou les épreuves, je dis, inquiète, à ma grande amie, à mon compagnon, à mon éditeur, à une collègue : « J’ai fini mon livre. J’ai fini et là j’ai peur d’avoir écrit sans m’en rendre compte un truc incompréhensible, j’ai peur que ce soit écrit en chinois. »

C’est drôle, cette idée du chinois. La langue la plus éloignée de la sienne pour un·e écrivain·e francophone ? Une langue dont les idéogrammes impénétrables font fi de notre alphabet ? (Mon fils apprend le mandarin depuis cinq ans et la difficulté se confirme : une petite ligne de travers dans un idéogramme donne lieu à un sens, à une prononciation, à une accentuation qui peuvent par exemple transformer votre mère en cheval, ou l’inverse.)

Quoi qu’il en soit, je relis ces mots de Robert Lalonde – qui nous fait justement le cadeau dans ce numéro d’un texte sur ce qu’écrire signifie pour lui – et je me dis que nous devons être tant à nous y retrouver, douloureusement mais aussi avec une sorte de reconnaissance. Je lis ces mots de Lalonde et je me sens moins seule.

***

Écrire un livre, c’est parfois des années d’arrachage de cheveux, de doutes, de recherches, de désir éperdu, déçu puis comblé, d’espoir, de fierté, de crainte et d’une sorte d’envie pure, candide, enfantine, de partager, de vous parler.

Écrire un livre, c’est parfois arriver à se rendre jusqu’au bout de cet interminable chemin… pour se heurter à une succession de portes fermées, de refus, une litanie de « non ! » de la part de maisons d’édition submergées de travail, d’offres, de sollicitations… et se dire qu’on ne s’en remettra jamais.

Écrire un livre c’est, lorsqu’on a la chance de trouver une maison d’édition preneuse, se rendre compte que non, le travail n’est pas terminé ! Loin de là ! C’est se trouver face à une série de regards extérieurs responsables de l’édition, de la révision, de la mise en pages, de l’illustration, de la correction, de la promotion, qui ont autant de choses à vous dire qu’ils sont nombreux. C’est apprendre que tous ces gens sont là pour vous aider à vraiment terminer ce que vous vous imaginiez avoir déjà terminé. (Mince !) C’est apprendre à mettre de côté les élans narcissiques de votre orgueil fragile pour entendre les critiques, commentaires, conseils, et faire le tri entre ce qui peut vous aider à aller plus loin (même si vous aviez la conviction d’avoir réussi à aller plus loin que loin, vers l’infini et au-delà, pendant les mois interminables d’écriture) et ce qui est un peu à côté de la plaque même si bien intentionné pour n’en faire qu’à votre tête. C’est accepter de marcher sur le fil et de choisir.

Et puis écrire un livre lorsqu’on a la chance de le voir publié, c’est voir enfin, enfin, ENFIN venu le moment où le fruit de tout ça entrera dans le monde, et n’avoir aucune idée de ce qui vous attend.

Après ces mois, ces années tendus vers une furieuse envie de partager, le cœur palpitant, le ventre noué, c’est attendre de voir ce qu’il adviendra de votre cadeau au monde. En voudra-t-il ? Le comprendra-t-il ? L’accueillera-t-il à bras ouverts et à la hauteur de tout l’amour qui y a été mis ?

***

Derrière la rentrée littéraire, il y a autant de ça, de tout ça, que d’ouvrages publiés.

Il y a les bonnes surprises, les espoirs fébriles et les rêves brisés. Il y a les médias qui font de moins en moins de place aux livres, ou qui en font à condition qu’on rende cela léger, qu’on prenne des détours, qu’on fasse semblant de parler d’autre chose; il y a les médias qui, oui, ont un peu trop tendance à tous parler des mêmes personnes et des mêmes ouvrages, des mêmes genres; il y a les personnes qui ont écrit, à la sueur de leur front, des livres qui sont oubliés de tous, incluant les revues comme celle-ci. Il y a les personnes qui ont écrit des livres dont tout le monde parle partout mais qui pour autant ne plaisent pas à tout le monde et qui provoquent une certaine indignation, une certaine jalousie, une certaine mauvaise foi (piège pervers de l’apparente unanimité, qui fait secrètement un peu peur à celle ou celui qui la vit). Il y a les prix littéraires qui opposent entre eux les gens qui ont écrit des livres, toutes ces occasions qui poussent à l’irrésistible piège de la comparaison et son triste lot de frustrations, dépits, craintes, jalousies… émotions dites non nobles et dont on tend à se moquer mais qu’on devrait creuser davantage au lieu de les balayer de la main, de les mépriser, ou de mépriser ceux et celles qui ne peuvent s’empêcher de les éprouver.

Derrière la rentrée littéraire avec son battage médiatique et son cortège de prix, d’articles, de chroniques, il y a, pour plusieurs, un deuil: le deuil d’avoir écrit ces « pages incompréhensibles » dans « un autrefois inexplicable » et de les voir devenir lettre morte. De les voir ne pas trouver leurs destinataires. Comme un cadeau qui se perd. Un cadeau que personne ne reçoit. Un cadeau dont non seulement personne ne veut, mais que personne ne voit.

***

Il faudrait que nous nous souvenions de ça, nous qui écrivons. Que nous nous souvenions des cadeaux ignorés, des œuvres surexposées, des belles surprises dont on peut se donner le droit de se réjouir, des reconnaissances obtenues de haute lutte qui devraient nous donner de l’espoir plutôt que de nous faire mal… Il faudrait que nous nous rappelions que c’est normal, quand on est dans l’ombre avec son cadeau que personne ne voit, de ne pas avoir tant de facilité à se réjouir pour les autres.

Et il faudrait que vous aussi, qui nous lisez, le sachiez. Que vous le gardiez en tête. Que cela aiguise votre curiosité, vous pousse à élargir votre regard.

Il faudrait que derrière le cirque de la rentrée littéraire, des amitiés se forment, des solidarités, des curiosités, des désirs de connaître, des ouvertures, des invitations et des hospitalités, entre lecteurs, lectrices, écrivains et écrivaines, journalistes, critiques, chroniqueurs et chroniqueuses. Personne n’est parfait. Personne n’aime tout. Ce n’est pas grave. Mais rappelons-nous pourquoi nous écrivons, et pourquoi nous lisons.

Et surtout, rappelons-nous ce qui se passe quand nous écrivons, quand nous lisons. Quand, même en groupe, nous découvrons un texte qui nous est lu à voix haute, donné sur scène : nous sommes hors du tumulte du monde, du tumulte de la rentrée, du tumulte de la compétition et de la réussite, hors de tous les tumultes. Nous sommes même hors des horreurs que les livres nous racontent afin de mieux nommer notre monde, nous armant pour y vivre, le connaître, le changer.

On ne commence pas à écrire, on n’écrit pas, on cesse d’écrire, on n’écrira jamais plus si l’appréhension de ce que les autres pourraient penser de nos phrases nous taraude comme une nuée de frelons. (Robert Lalonde toujours, On est de son enfance, Boréal, 2024)

Derrière chaque livre de la rentrée littéraire – qui battra son plein au moment où paraîtra ce numéro –, il y aura une personne qui aura eu le courage de faire ça: tenir à distance la nuée de frelons, oser une parole, oser une voix, tout risquer. Ainsi, en leur nom, je lance un appel – un peu désespéré, mais pas tant : soyons autre chose que des frelons ! Soyons des lecteurs, des lectrices. Libres d’aimer ou de ne pas aimer le travail patiemment et amoureusement ourdi qu’est un livre, libres de soutenir, de critiquer, de participer à la grande conversation citoyenne et humaine que permettent les livres. Libres de penser.

Information sur l'auteur :

Mélikah Abdelmoumen

Mélikah Abdelmoumen, rédactrice en chef, est née en 1972. Elle est l’autrice de plusieurs romans, essais, récits, articles et nouvelles et a été éditrice au Groupe Ville-Marie Littérature de 2013 à 2021. Elle a vécu en France, à Lyon, de 2005 à 2017, expérience dont elle a tiré un ouvrage intitulé Douze ans en France (VLB éditeur, 2018). Son prochain livre, Baldwin, Styron et moi (Mémoire d’encrier, 2022), a d’abord été présenté sous forme de lecture-spectacle, en septembre 2021, au Théâtre de Quat’sous dans le cadre du Festival international de la littérature (FIL). Elle est rédactrice en chef de LQ depuis l’automne 2021.

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