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Yvon Rivard et la présomption de bonté

Yvon Rivard et la présomption de bonté
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Il y a une présence d’Yvon Rivard, à la fois morale et physique, une présence d’une qualité d’autant plus manifeste et substantielle qu’à mes yeux, elle échappe à toute définition claire, à tout stéréotype psychologique, à toute classification d’aucun ordre. Je connais Yvon Rivard depuis les années 1970 et je ne connais pas Yvon Rivard. D’où cette tentation que j’ai de le décrire par une de ces idées simples qui sont la matière fondamentale de ses essais, en l’occurrence celle de la bonté. J’oserai donc cette phrase banale et apparemment naïve: Yvon Rivard est un homme bon. Mais je m’empresse d’ajouter que c’est de sa faute, c’est lui-même qui me souffle à l’oreille cet adjectif moral, je l’entends dans la vibration chaude de sa voix, je le vois insister dans nombre de ses écrits, par exemple dans ce passage du Dernier chalet, ce livre dont le titre même suggère une sorte de somme existentielle, un ultime concentré de sagesse:

Je me raccroche à cette idée simple, peut-être simpliste, que la bonté repousse le mal et l’obscurité, que chaque acte de bonté est un acte de connaissance et un retour à l’être, car on ne connaît et n’existe qu’en donnant à l’autre qui à son tour nous accueille, et que si on les multipliait pendant des siècles, des millénaires, nous disparaîtrions peut-être quand même, mais à la façon des lucioles célébrées par la romancière qui «avant de s’éteindre auront donné leur plein éclat! Pris au feu de Dieu»1.

Me voici donc justifié, pour ainsi dire, d’avoir recours à cette notion «peut-être simpliste» de bonté, mais ce serait là une médiocre satisfaction sans l’élargissement temporel et spatial, proprement visionnaire, que lui donne l’auteur du Dernier chalet, inspiré par Gabrielle Roy.

La beauté de ce moment d’écriture, c’est qu’il concentre un des éléments les plus centraux de sa vision du monde. Chez lui, vouloir le bien n’est jamais réductible à une seule intention éthique et on peut même se demander s’il s’agit justement de vouloir le bien. La question se pose quand on parle d’un lecteur de Simone Weil. Comment serait-il possible d’être bon sans la présomption d’une bonté bien plus large et sans celle d’une beauté qui en est inséparable? J’ai cité, dans un de mes livres, cette phrase apparemment énigmatique: «Il n’y a pas d’éthique sans cosmologie2.» Il me semble qu’elle peut s’éclairer ainsi: être bon, faire le bien, c’est participer à la bonté et à la beauté de l’univers dans sa totalité d’espace-temps. C’est la foi en l’être qui l’emporte ici sur la volonté et, sans cette foi, on demeure dans l’ordre d’une bien-pensance qui satisfait surtout les besoins du moi.

Bref, la bonté d’Yvon Rivard, c’est l’aspiration à la fois ontologique et cosmique à l’agrandissement, à plus-que-soi; c’est l’élan d’un homme dont les actes enracinés dans le présent sont comme portés et justifiés par une distance qui permet d’entrevoir la pure magnificence de l’être, pas très loin de l’éternité. Est-ce pour cela que j’ai le sentiment que ma rencontre la plus profonde avec lui s’est produite en son absence, comme si le monde empruntait sa voix, et que le lieu qu’il habitait m’en révélait davantage sur lui que tous les discours et toutes les rencontres? C’était en septembre 2019, Le dernier chalet avait paru l’année précédente, je l’avais lu avec délectation et voilà que je pouvais louer ce même chalet pendant une semaine et y demeurer avec C., ma compagne, sur les rives de Saint-Simon-sur-Mer. Nous allions d’ailleurs y refaire un autre séjour l’année suivante.

Parler de cette expérience comme d’une illumination serait succomber à l’hyperbole. Ce fut quelque chose de plus serein, de plus calme, qui n’allait pas sans étrangeté. Je me retrouvais pour ainsi dire dans le livre que j’avais lu et dans le lieu où il avait été écrit au moins en partie. Il y avait cette chaleur intime et concrète d’un endroit habité, avec des objets pratiques, des livres et des outils. Cette maison à l’abri des voisins, entourée de conifères, de bouleaux et adossée à des collines, avait clairement été l’aboutissement d’une intense recherche. Une immense baie vitrée donnait sur le fleuve déjà ample comme un estuaire. Seules quelques grandes tables rocheuses protégeaient le chalet du déferlement des vagues. Dans son livre, Yvon Rivard (Alexandre) évoque les moments où il s’assoit sur ces rochers aux côtés de M. (Marguerite) pour contempler le panorama.

Durant ces journées, j’ai cru toucher l’essence même de ce beau et de ce bien dont il parle dans ses essais, une sorte de concentré d’éthique et d’esthétique, une synthèse parfaite entre le bonheur d’habiter et l’aspiration au Tout. Comme Gabrielle Roy qui hante de sa présence fantomatique le narrateur du Dernier chalet, j’étais hanté par la présence-absence d’Yvon Rivard et c’était comme si je sentais, dans la perfection presque abstraite de cette vastitude, la bonté de l’homme, accordée à celle de l’univers. Et le soir, quand l’obscurité remontait le fleuve, je me surprenais à scruter la nuit noire pour y apercevoir quelques lucioles, alimentant le «feu de Dieu».

 


Pierre Nepveu est poète et essayiste. Il a enseigné la littérature pendant plus de trente-cinq ans. Son essai le plus récent, Géographies du pays proche, retrace la genèse d'une identité québécoise plurielle et inclusive.

  • 1.  Yvon Rivard, Le dernier chalet, Montréal, Leméac, 2018.
  • 2.  Yvon Rivard, Une idée simple, Montréal, Boréal, 2010.
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