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Une marginalité douce-amère

Presque dix ans après sa première bande dessinée, la sympathique Minimax, François Donatien lance un opus plus accompli mettant en scène le quotidien et les déboires d’une fanatique de littérature romantique, nostalgique d’une époque révolue.

Bande dessinée

Presque dix ans après sa première bande dessinée, la sympathique Minimax, François Donatien lance un opus plus accompli mettant en scène le quotidien et les déboires d’une fanatique de littérature romantique, nostalgique d’une époque révolue.

Sur un grand parquet en bois, un sofa devant lequel sont assises deux filles gelées qui jouent aux jeux vidéo. Autour d’elles, trois punks boivent de la bière, grattent leur guitare et rient à gorge déployée. À l’arrière-plan, une foule manifeste avec des pancartes et jette des canettes en l’air, alors qu’une femme coiffée d’une tresse se promène à cheval non loin d’eux. Dans ce tableau déjà assez éclectique détonne une jeune femme en robe victorienne, assise sur le sofa et lisant un livre, imperturbable. Elle est la seule à être dessinée en noir et blanc.

Idéaux anachroniques

La couverture des Inconvénients de la félicité met déjà la table. L’anachronisme vivant est une protagoniste dans la vingtaine du nom d’Audrée. Elle étudie à la maîtrise en création littéraire, écrit des poèmes en alexandrins et des tragédies grecques (au grand désespoir de ses professeur·es), lit Alfred de Vigny et rêve de relancer la mode des salons littéraires à Villeray. Les premières pages du livre présentent l’élément déclencheur du récit, qui permettra aussi à la folie des grandeurs d’Audrée de prendre son envol. Au chevet de son oncle mourant, elle constate avec désarroi qu’elle ne peut pas pleurer. Un peu plus loin, elle verse des larmes lorsqu’elle apprend la destruction d’une œuvre millénaire. En plus de montrer l’amour pour l’art de la poète en herbe, ce préambule annonce également ses actes démesurés, puisqu’elle hérite d’une somme faramineuse à la suite du décès de son oncle.

Audrée évolue dès lors dans une bulle quelque peu déconnectée de la réalité, étant donné que les ressources nécessaires pour réaliser son rêve deviennent en apparence illimitées. Elles disparaissent pourtant bien vite, comme on le devine. Qu’à cela ne tienne, ses désirs d’une mondanité littéraire vivent quelque temps. Elle peut enfin faire l'acquisition de la maison qu’elle a toujours voulue, payer des voyages à Paris à ses amies, s’acheter une harpe sur un coup de tête, fonder une commune d’écrivaines dans les bois, etc. Audrée est donc passionnée d’une culture révolue et d’une certaine mentalité, en quête du romantisme et du lyrisme que recherchaient les auteur·rices du XIXe siècle. Hautaine plutôt que méprisante, elle écrit contre son époque – et pas toujours à tort:

L’acier, le ciment, le béton, la tôle, baignés de verre givré et nappés de fumée somptueuse. Des cathédrales! Tous ces vastes espaces… Majestueux dans leur platitude… intimidants par leur dépouillement. Toutes ces allées, toutes ces avenues, voies et artères zigzagantes en un ersatz de zeitgeist beige et blafard. Conduisant toutes à un simulacre de vie, à un destin dessiné d’avance par les dieux de mélamine.

Un anticonformisme passionné

La protagoniste est semblable aux autres personnes de son âge: elle se sent différente, doute de sa place dans la société et fantasme sur un ailleurs que son entourage ne semble pas comprendre. Les inconvénients de la félicité est un récit sur la passion et le mal-être de la vingtaine. Tout le monde a sans doute déjà connu une personne comme Audrée ou été quelqu’un comme elle, se réfugiant dans la littérature (ou le cinéma, la musique) et les mœurs d’une autre époque. La meilleure amie de l’héroïne, Max (protagoniste de la première bande dessinée de l’auteur), est une punk militante, donc leurs goûts sont très différents, mais elle porte en elle une ferveur et une marginalité similaires. En ce sens, tous les personnages des Inconvénients de la félicité reflètent une sorte d’anticonformisme.

Audrée ne devient pas détestable, mais elle se montre parfois insupportable. Le contraste entre ses attentes et la réalité provoque d’ailleurs de bons moments d’humour, comme cette séance de création poétique dans le bucolisme de la nature, rapidement écourtée par l’acharnement des maringouins. Audrée est une rêveuse un peu dans le déni, mais ses contradictions sont apparentes, et elle s’en rend souvent compte. Dans ce portrait générationnel, François Donatien ne juge jamais sa protagoniste, bien qu’il ne l’épargne pas. On ressent tout de même une certaine tendresse pour Audrée qui, par ses défauts et sa passion, réussit à tenir presque deux cent cinquante pages sur ses épaules.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
François Donatien
Montréal, Nouvelle adresse
2023, 236 p., 36.00 $