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Se faire belle

Dans Mise en forme, Mikella Nicol aborde brillamment le champ d’études du fitness, en écrivant à partir de son parcours et en puisant dans les ouvrages de ses contemporaines.

Thématique·s
Récit

Dans Mise en forme, Mikella Nicol aborde brillamment le champ d’études du fitness, en écrivant à partir de son parcours et en puisant dans les ouvrages de ses contemporaines.

Thématique·s

Dans un récit où les pensées et les réflexions fusent sans craindre les contradictions, l’autrice montre les types de corrélation entre l’industrie du fitness, la mort, les diktats de la beauté et la peur intrinsèque des femmes. À travers ses questionnements, Mikella Nicol fait état des violences ordinaires qu’elles doivent braver quotidiennement et se sert de l’écriture comme principal outil d’opposition.

Sortir du paradigme

Pour comprendre les fondements de la mise en forme, l’écrivaine échafaude une pensée critique qui va bien plus loin que son sujet. Elle y parvient en faisant le pari de la mise à nu: elle révèle ainsi ses failles et ses angles morts afin d’étayer sa thématique. Elle décrit sa dépression, son anxiété, ses élans compulsifs vers l’entraînement, et ses doutes quant aux véritables motifs la poussant, jour après jour, à se mouvoir frénétiquement jusqu’à un possible bien-être, lequel ne porte pas toujours bien son nom. Car pour qui ou pourquoi nous engageons-nous dans le fitness? Plus qu’un simple moyen pour arriver à la santé et à l’équilibre, il constitue une culture en soi, qui puise dans la notion de sacrifice, et mène à un corps que nous habiterons pour satisfaire au plus près aux exigences de l’image corporelle véhiculée par la société dans laquelle nous évoluons, et par qui nous voulons, inconsciemment ou non, être accepté·es: «Depuis mon adolescence, j’oscille entre deux instances structurantes: la recherche de ce qu’on m’a vendu comme la beauté, et la présence d’un homme.» La capacité de l’autrice à ausculter la matière de son livre et à l’observer avec lucidité, alors même qu’elle avoue s’y sentir parfois piégée, donne beaucoup de force au récit. Ainsi, nos déroutes s’érigent-elles malgré nous, qui sommes confronté·es aux instances du groupe dominant dont s’abreuvent nos paradoxes – groupe berné par les faux-semblants.

Nicol exprime l’idée que pour une femme, l’atteinte d’une silhouette correspondant à la norme est un objectif à double tranchant, puisqu’une fois que cette personne déambule dans l’espace public, elle devient vulnérable aux regards, aux remarques et aux conséquences qui peuvent s’ensuivre. Le corps des femmes ne posséderait donc que deux choix: soit il se retrouve dans la marge et est invisibilisé; soit il adhère aux critères établis et est soumis au danger. Autant d’avenues qui, en vérité, n’en constituent aucune, parce qu’entre être effacée ou potentiellement victime d’agression, le résultat demeure le même: on assiste à la disparition du corps des femmes.

Exposée au risque

En parallèle, l’autrice explore sa fascination pour les femmes assassinées et essaie d’identifier la source de cet attrait. Comme un spectre au-dessus de sa tête, la mort plane, telle une possibilité inhérente au genre féminin. Dans le roman Strega (La Peuplade, 2022), de Johanne Lykke Holm, cette impression est exprimée ainsi: «Dans la vie de chaque femme, quelqu’un attend derrière la porte.» Vivre s’accompagne d’une menace et prend les allures d’une aventure d’où peuvent surgir de multiples périls: marcher dans la rue le soir, accepter un rencard avec un inconnu, s’abandonner à l’amour d’un homme, boire un verre dans un bar. Un qui-vive constant s’instaure et exacerbe le désir d’un sentiment de contrôle. La répétition de routines d’exercices, présentées dans des vidéos d’entraînement dont Nicol (seule dans sa chambre et essayant d’émerger de la douleur causée par une rupture amoureuse) suit studieusement les leçons, se révèle une façon d’atteindre cette maîtrise. En s’évertuant à se modeler – le verbe n’est pas anodin, car il s’agit bien d’être conforme au modèle établi –, l’écrivaine tente de ramasser ce qui lui échappe sans cesse, de rapatrier les morceaux d’elle-même laissés dans des relations passées et dans le regard des hommes.

Le conditionnement physique, autre nom évoquant le fitness, induit l’idée d’enrégimenter, de forcer un comportement, d’incliner la liberté de pensée d’une personne. Ce qui devait mener à l’atteinte d’un idéal, à la réalisation de soi, causée par le dépassement rédempteur, n’est peut-être, en somme, qu’une pantomime profitant à l’exaucement d’une volonté d’uniformité usurpatrice dans notre quête d’affranchissement. «L’anxiété m’est venue comme mes autres peurs, de nulle part», estime la romancière. Mais les injonctions d’une société aux prises avec ses malaises mortifères – dans le sens où elles sous-tendent la dissolution de nos identités propres – ne contribuent-elles pas à renforcer cette obligation de performance et la pression de se redéfinir sans cesse à l’aune des standards dominants? «Il me paraît aussi possible, par la littérature, de prendre sa revanche sur la beauté», revendique Mikella Nicol qui, par ce livre, se réapproprie la légitimité d’exister par-delà la projection fantasmatique.

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Mikella Nicol
Montréal, Cheval d'août
2023, 160 p., 23.95 $