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Où les parallèles se croisent

Où les parallèles se croisent

Déjà autrice de deux romans publiés en France, Léa Arthemise fait paraître une œuvre aux ramifications complexes conjuguant biofiction, autofiction et intrigue policière.

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Roman

Déjà autrice de deux romans publiés en France, Léa Arthemise fait paraître une œuvre aux ramifications complexes conjuguant biofiction, autofiction et intrigue policière.

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Ayant quitté Paris pour Montréal à la suite des attentats contre Charlie Hebdo, la narratrice anonyme d’Un grondement féroce développe en alternance la biographie de deux personnages: celle de William Van Horne, homme d’affaires américain et directeur du Canadian Pacific Railway à la fin du XIXe siècle, et celle de Mia Clark, écrivaine d’origine française qui disparaît en 2020 après avoir connu un succès inattendu avec son premier livre.

Un certain mystère plane autour de Mia Clark: elle n’a pas donné d’entrevue en personne, il n’existe d’elle aucune photographie, et elle se volatilise sur le viaduc Rosemont-Van Horne, ne laissant que peu de traces. La narratrice, qui a été l’amie de Mia – au point que cette dernière l’a engagée pour écrire sa vie –, s’ingénie donc à relater le parcours de sa complice perdue, tout en s’adressant, au «tu», à William Van Horne.

Convergences et lignes de fuite

La narratrice et Mia partagent une nostalgie d’exilées et un regard décalé sur les normes sociales. Elles se rejoignent également par leur fascination pour les aventuriers du rail. La romancière fictive a construit son best-seller autour de Melville Thacker, terrassier irlandais qui a œuvré à la liaison transcanadienne, avant de devenir un cowboy de la troupe de Buffalo Bill, puis le patron d’une usine de confection. Il finit ses jours non loin de Van Horne, à l’hôpital Victoria.

Malgré la distance historique, Van Horne a lui aussi des points communs avec Mia. Artiste à ses heures, il est particulièrement doué pour le dessin et collectionne les fossiles, les céramiques, les tableaux. Comme la protagoniste, il est impatient et connaît l’expérience de l’amour, ainsi que celle de la perte: son fils meurt d’une maladie infantile, et Mia fait une fausse couche qui met à mal sa relation avec son compagnon, Victor da Silva.

Entre la biographie de l’autrice fictive et celle de William, on relève toutefois plusieurs divergences. Mia se définit, à l’instar de la narratrice, comme un personnage de «second plan» qui laisse trop souvent les autres l’«exclure» de son propre «scénario». Self-made man, parfaite illustration du rêve américain, Van Horne a quant à lui l’habitude de soumettre le réel à sa volonté pour se placer à l’avant-poste du progrès.

Jeux formels et multiplication des doubles

Il faut alors renoncer à déceler une parfaite cohérence entre les destins des personnages, mais plutôt se laisser séduire par les jeux formels qui se multiplient dans le roman, Léa Arthemise maniant avec habileté plusieurs codes génériques.

Comme il s’agit de faire la lumière sur la disparition de Mia, on relève, dans Un grondement féroce, une dimension policière, soulignée malicieusement par les commentaires de la narratrice sur les clichés du polar nordique. Le récit s’inscrit aussi de manière évidente dans le courant de la biofiction, particulièrement prégnant dans la littérature des vingt dernières années (on peut penser à Éric Plamondon ou à Jean Echenoz, d’ailleurs cité par Mia lors d’une conférence). Comme l’écrivain français l’a fait pour Maurice Ravel et Emil Zátopek, Arthemise comble les vides des archives et humanise une figure historique par le travail de l’imaginaire. Parallèlement, elle s’approche de l’autofiction. Outre les ressemblances troublantes, et assez vite suspectes, entre la narratrice et son amie Mia, cette dernière possède des traits biographiques attribués à la romancière elle-même sur la quatrième de couverture: comme l’autrice, la protagoniste est née à Meaux en 1987, ses origines sont métissées, et le titre du livre qui l’a fait connaître n’est autre que… Un grondement féroce. Déployé dans toute l’œuvre, ce jeu de doubles n’est pas gratuit: il donne lieu à une réflexion sur l’identité et sur la façon dont une personne peut, par l’invention, reconquérir son histoire.

Pourtant, la structure du roman pâtit d’un certain foisonnement: la multiplication des intrigues et des liens établis par la narratrice empêche le plein développement de certains enjeux. Pensons à l’assignation raciale dont souffre Mia, ou encore aux avancées technologiques évoquées dans les diverses trames. À l’accélération des transports, dont Van Horne est un des artisans, fait écho une innovation propre à notre époque, soit l’intelligence artificielle, domaine dans lequel travaille le conjoint de Mia. Toutefois, le parallèle est seulement esquissé, comme le personnage de Victor qui, malgré son rôle essentiel dans l’histoire, demeure peu incarné.

Il reste qu’Un grondement féroce frappe par l’acuité de son écriture, en équilibre entre mélancolie et humour, ainsi que par son art du cadrage et de la scène – ce que soulignent les références cinématographiques récurrentes. Avec Léa Arthemise, la littérature québécoise s’enrichit sans nul doute d’une écrivaine talentueuse.

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Léa Arthemise
Montréal, Héliotrope
2023, 228 p., 24.95 $