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L'amour du grand

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Le grand dont il est ici question ne s’oppose pas à ce qui serait humble et vulnérable, bien au contraire. Dans cette grandeur-là, un être – un homme, disons – accepte la finitude et le petit qu’il se sait être, et cette humilité, au lieu de le rapetisser, le fait tendre inlassablement vers l’infini.

C’est ainsi qu’Yvon Rivard, depuis le début, depuis qu’il se manifeste à nous par la parole ou l’amitié, nous hisse avec lui vers tout ce qui concourt à la beauté et à l’élargissement du monde.

Ouvrir un de ses livres, n’importe lequel, c’est entrer dans une cathédrale où la prose, à défaut d’eau bénite, nous donne des ailes et voilà qu’on lévite au lieu de marcher. On s’engage dans une phrase sans se méfier, tiens, c’est par là qu’il nous emmène, et puis encore là, plus loin et plus profond, et sans crier gare on est rendus dans l’indicible et on chute avec la fin de la phrase dans l’intelligence de la beauté.

Au milieu de ces déambulations envoûtantes qui refusent tout anecdotisme, des images coupantes comme des épées nous heurtent ici et là, et on les souligne, et bientôt on a souligné la moitié du livre: «Mon modeste rôle dans le sablier de l’univers, accepter d’être ce qui passe dans ce qui ne passe pas»… « Qui sait ce qu’on peut accomplir sans agir, ce que serait le monde si on frappait avant d’y entrer?»… «Nous sommes des barques condamnées à pourrir sur la grève par peur du large»…

Mais de quoi donc est faite la parole d’Yvon Rivard pour qu’elle nous agrandisse ainsi?

Elle est faite d’intranquillité.

«Qu’ai-je fait de ma vie?»… « Ai-je accompli mon destin?»… Jamais de petites questions pour Alexandre, le protagoniste récurrent des romans, l’implicite miroir de l’auteur, qui passe son temps à vouloir sortir de sa vie «pour en vivre une autre plus difficile, plus exigeante». Et qui sans cesse hésite, en butte à des ordres contradictoires («N’oublie pas que la vie est dehors», «Écris si tu ne veux pas mourir»), hésitations dont pâtissent fatalement les deux femmes dont il est le sommet du triangle. Comment choisir une femme, une direction, sans blesser, sans se détourner de ce qui est illimité?

Cette intranquillité est en fait la réponse frémissante de quelqu’un qui ne quitte jamais des yeux la mort et qui tente d’y opposer la vision la plus haute, celle dont il sent confusément l’appel et qui le dissoudrait enfin dans la lumière dont sont faites ultimement vie et mort. Intranquillité sacrée, au fond, même si les victimes de ces tergiversations ne seraient pas d’accord, intranquillité sacrée puisque connectée à une spiritualité douloureuse qui, face à la mort, tâtonne et cherche de toutes ses forces le meilleur chemin pour retourner à l’être, à l’unité, avant qu’il ne soit trop tard.

Le lecteur qui fréquente ainsi l’absolu en compagnie d’Yvon Rivard se voit bientôt séduit par une autre composante lumineuse de sa prose: l’esprit chevaleresque.

YvonBassin d’Arcachon, Phare du Cap Ferret, 27 septembre 2008 | Courtoisie : Yvon Rivard

En ces temps rudes où le cynisme est la pierre précieuse de beaucoup d’intellectuels, l’ingénuité qu’il leur oppose est un baume pour l’âme («La bonté repousse le mal et l’obscurité»… « Un pays est avant tout une façon pacifique d’habiter la terre»… « Je m’abandonne chaque matin à la beauté du monde»). La générosité est le moteur de ses prises de parole, qu’elles prennent la forme d’hommages chaleureux à des esprits qui l’ont allumé (Exercices d’amitié), ou qu’elles pourfendent courageusement les écrivains qui détournent à leur profit et dans leur lit le désir d’infini qu’ils ont éveillé chez leur étudiante (Aimer, enseigner). Bien sûr, Yvon Rivard campe du côté des femmes et de la vie («Quand donc prendra fin cette haine de la vie, cette guerre silencieuse contre les femmes dont toutes les autres guerres ne sont que le prolongement?»), et le mentorat qu’il a exercé pendant des décennies auprès d’étudiants qui ne l’oublient pas tenait autant de l’éveil de conscience que de l’enseignement de la littérature.

Mais il est au moins un milieu qui lui aura résisté. Difficile de ne pas sourire en lisant les pages qu’il consacre non sans sarcasme au merveilleux monde du cinéma (Le milieu du jour), monde que j’ai aussi fréquenté, dont ce producteur «qui l’accueille toujours avec joie mais n’a jamais le temps de lui parler». Nous étions parfois collègues, autour d’une table ronde où se décortiquaient les scénarios de films, lui visionnaire s’attaquant au sens du récit, moi terrienne auscultant les personnages. Je me souviens entre autres du fabuleux titre qu’il avait suggéré pour un de mes scénarios: Capitale de la douleur, et du regard affolé du réalisateur, battant en retraite vers le connu et l’insignifiant: Souvenirs intimes…

Le cinéma, si passionné par l’action et le simpliste, sera resté réfractaire à son amour du grand.

Mais pour le reste du monde, mission accomplie. «Se consumer en aimant et en éclairant les autres», adjurait Castaneda au sujet des fonctions de toute vie, et Yvon Rivard non seulement le cite, mais il lui obéit.

 


Monique Proulx a publié deux recueils de nouvelles et six romans, dont plusieurs traduits en anglais, en roumain et en espagnol, et deux ayant fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Enlève la nuit (Boréal, 2022) est en lice pour le Prix des collégiens, et vient d’obtenir le Prix des cinq continents de la francophonie.

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