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Fiction généalogique

Avec La frugalité du temps, Sylvie Bérard réussit un exploit: rendre les recherches généalogiques passionnantes, même pour une lectrice réfractaire à ce type d’investigations (qui paraissent souvent dévolues à s’attribuer de nobles ancêtres).

Littératures de l'imaginaire

Avec La frugalité du temps, Sylvie Bérard réussit un exploit: rendre les recherches généalogiques passionnantes, même pour une lectrice réfractaire à ce type d’investigations (qui paraissent souvent dévolues à s’attribuer de nobles ancêtres).

Étant historienne et écrivaine, je suis une cible de choix pour les amateur·rices de généalogie qui veulent me détailler leur lien de parenté avec un illustre personnage historique, «d’un coup que ça m’inspirerait». Invariablement, les lignées débusquées me semblent contenir moult approximations – Untel qu’on présume fils d’Unetelle, même si, sur le document retrouvé, il a changé de nom, et que la date de naissance est erronée – et finissent par me donner l’impression que le fruit de toutes ces minutieuses recherches tient davantage de la fiction que de la science. Dans ce contexte, la démarche de Sylvie Bérard, qui a entrepris de transformer ses propres découvertes généalogiques en roman de science-fiction, m’a paru délicieusement appropriée.

Marier plaisir et investigation

Annick Paradis, personnage principal de La frugalité du temps, est une enseignante de physique férue de généalogie. Au tournant de l’année 2020 – qui n’est étrangement pas marquée par la pandémie que nous connaissons trop bien –, elle tombe sur une publicité de la compagnie Arborithme, qui lui promet une immersion virtuelle dans la vie de ses ancêtres. Une simple manière, lui dit-on, de marier plaisir et investigation.

D’abord méfiante, Annick se laisse tenter. Le réalisme de l’expérience la séduit. Bientôt, malgré les inquiétudes formulées par sa conjointe, elle consacre tout son temps libre à se projeter en l’an 1804, dans le comté d’Argenteuil, à la frontière du Québec et de l’Ontario, afin de rendre visite à ses ancêtres. D’un voyage à l’autre, elle en vient à se questionner: comment un monde virtuel peut-il lui sembler si réel? C’est à ce moment que le récit bascule dans la science-fiction. Arborithme, avoue un des représentants de l’entreprise, n’offre pas des simulations, mais de véritables voyages dans le temps. Il n’y a aucun risque, assure-t-on, car le temps est frugal: il s’arrange pour minimiser ses propres déviations.

Cependant, lorsque la compagnie propose à Annick de commencer à y travailler, l’aventure prend un tour sinistre. Qu’est-ce qu’Arborithme gagne en l’incitant à visiter le passé? Si le temps est frugal, est-il possible, en accord avec les théories quantiques des univers parallèles, qu’il se débarrasse de trames temporelles instables ou qu’il les fusionne? Quel genre d’univers résulterait d’une telle fusion? Annick, malgré elle – mais à notre grand plaisir –, ne tardera pas à le découvrir.

Thèmes sociaux

Les meilleurs romans de science-fiction cachent derrière leurs péripéties des thèmes sociaux fort actuels, et La frugalité du temps ne fait pas exception à la règle. Premièrement, on y met à mal le mythe du francophone «de souche» (c’est-à-dire blanc). La généalogie attribuée au personnage d’Annick – et partagée dans la réalité par l’autrice – compte des personnes racisées (noires et autochtones). Certes, leur souvenir a été effacé au fil des générations – les familles s’attribuant plutôt des origines écossaises pour expliquer leur marginalisation –, mais voilà de quoi réviser les prises de position quant à l’immigration multiethnique, qu’on nous présente comme un phénomène «moderne»! Voilà aussi un modèle à suivre lorsqu’il est question d’employer des mots qui ont mal vieilli.

En fait, la représentativité – normalisée, et non utilisée comme moteur de l’intrigue – est l’une des forces de ce livre. Un étudiant d’Annick est neuroatypique, tandis que la protagoniste elle-même est queer: elle forme un couple polyamoureux avec une autre femme, Fran. De plus, les recherches d’Annick laissent penser que certain·es de ses ancêtres auraient également été queer. Souhaitons que cela rassure les gens persuadés que les personnes LGBTQ+ sonnent le glas de notre civilisation.

D’ailleurs, la polarisation de notre époque, la prolifération des faits alternatifs et l’enchaînement des catastrophes trouvent leur place dans le livre, transformés par l’autrice en symptômes de trames temporelles effondrées les unes sur les autres. Il en résulte des univers où les souvenirs opposés d’un même événement coexistent, pour le malheur des personnes impliquées.

Grâce à une habile astuce d’écriture, nous expérimentons nous-mêmes ce type de déchirement. En effet, puisque les épisodes de voyages dans le passé sont racontés au présent, et que la vie contemporaine d’Annick est narrée au passé composé, nous finissons par avoir l’impression que le passé est plus «réel», plus immersif. Les retours de la protagoniste à sa propre époque ainsi que ses billets de blogue, où elle chronique froidement la vie de ses ancêtres découverts en chair et en os, créent un décalage. Décalage qui s’amplifie lorsque le présent entre en mutation…

Si le temps est frugal, ce roman, lui, ne l’est pas, et son foisonnement mérite d’être dévoré!

Auteur·e·s
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Sylvie Bérard
Lévis, Alire
2023, 481 p., 32.95 $