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Au risque de la pensée négative

Au risque de la pensée négative

Le témoignage n’est pas toujours en adéquation parfaite avec la défense d’un discours ou d’une cause. Eli San nous rappelle à quel point le livre peut être une chambre d’écho où résonnent les discours sociaux dans toute leur polysémie.

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Essai

Le témoignage n’est pas toujours en adéquation parfaite avec la défense d’un discours ou d’une cause. Eli San nous rappelle à quel point le livre peut être une chambre d’écho où résonnent les discours sociaux dans toute leur polysémie.

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Avant même que Cet exécrable corps ne sorte en librairie, il était décrié. On avait pris soin d’envoyer quelques services de presse à des militantes anti-grossophobie. La réception s’est révélée difficile. On a dit de ce livre qu’il n’était pas pour tout le monde, qu’il œuvrait contre la cause de l’acceptation des corps gros (body positivity) – ces corps ne correspondant pas aux critères extrêmement sélectifs des diktats (de l’industrie) de la beauté. On a mis en garde le public, affirmant que cette expérience de lecture réactiverait, par sa poétique autodépréciative, le trauma latent du discours – constitué d’injonctions, d’exclusions et de dégoût – sur l’exigence de montrer son enveloppe charnelle sous la seule forme qui vaille: la minceur.

Porte-voix de l’inaudible

Eli San est connue des internautes. Elle publie quotidiennement de longs statuts fouillés sur les réseaux sociaux. Elle aborde de front, dans un franglais très humoristique, les failles de l’actualité – du backlash du mouvement #MeToo dans le milieu des arts aux polémiques entourant les drag queens, qui racontent des histoires aux enfants dans les bibliothèques. Bibliothécaire de formation, l’autrice n’a pas fait d’études en lettres et nous arrive avec un premier livre qui ne laisse personne indifférent. Cet exécrable corps s’offre à la manière d’un témoignage aussi intuitif que corrosif sur son expérience de la grossophobie internalisée, sa difficulté à elle à habiter ce corps «qui [la] pousse à hurler», «qui ne [lui] appartient pas», dont elle se sent «prisonnière».

Ce projet d’écriture s’adresse aux corps physiques, culturels, sociaux. Bien avant de façonner notre image, nous sommes tenu·es d’apprendre le langage des corps qui nous constituent, ceux qui nous intiment de modeler «cet amas de membres inhabités et contrôlés» par des méthodes allant des régimes de jeûne intermittent aux séances journalières de gym et de pilates. La soi-disant solution miracle que la contemporanéité aurait trouvée face à la détresse collective éprouvée par nos corps résiderait dans la mise en forme (fitness), dans l’éducation non pas psychique, mais bien physiologique, comme si l’esprit s’assainissait dans un corps sain. À cet effet, San nous rappelle que santé ne va pas de pair avec minceur; que la haine de soi est un lent travail existentiel qui se façonne à partir du dehors, depuis l’enfance, par les reflets que nous renvoient nos proches, quel que soit le poids s’affichant sur le pèse-personne: «Un jour, ma mère a décidé que j’étais trop grosse. Elle me l’a annoncé et a cessé d’acheter ces biscuits.» L’écrivaine n’avait alors que sept ans.

Effets secondaires

Peut-être devrions-nous garder en tête qu’il s’agit du récit personnel d’une femme qui a brusquement pris du poids après avoir consommé des antidépresseurs; que si la médication vise à réguler un mal-être psychologique, la transformation radicale du corps, elle, peut être vécue comme un événement traumatique, une véritable expérience de dissociation pour le sujet, qui ne parvient plus à reconnaître son image dans le miroir. Le «je» de cet essai constate que son corps enfle, grossit, prend des proportions qui visibilisent les angles morts de l’imaginaire collectif, depuis le caractère impitoyable des jugements sociaux sur la désirabilité des femmes jusqu’à l’architecture normative des espaces publics: on découvre ainsi que les banquettes dans les transports en commun ne conviennent pas à tout le monde; que la pauvreté de l’offre de vêtements de taille plus dans les magasins trahit une dynamique d’exclusion, qui relègue les personnes s’éloignant de l’écart-type à des données aberrantes du marché économique.

Les âmes sensibles qui s’abstiennent le demeureront

Parfois, au lieu de s’essouffler sur un tapis roulant, on trouve le courage de s’asseoir et d’écrire afin de remettre en question la solution qui semble aller de soi. Si San réhabilite un discours grossophobe par rapport à son corps, cela ne signifie pas qu’il faille s’en tenir à une lecture littérale procédant par l’identification, mais plutôt mesurer la portée émancipatoire de la parole. Loin de reconduire les sévices psychologiques d’une pensée de la haine de soi, Cet exécrable corps rend intelligible la difficulté qu’un sujet peut éprouver à se libérer de l’emprise d’idées toxiques qui l’empoisonnent subrepticement. Ne nous méprenons pas: cet essai ne se présente pas comme un plaidoyer pour la douceur, la lumière, l’acceptation des corps. Son projet est tout autre: il prouve que la volonté peut faiblir devant nos conditionnements, devant la virulence et la persistance avec lesquelles le patriarcat s’impose à nos corps, à nos esprits.

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Article au format PDF
Eli San
Montréal, Remue-ménage
2023, 128 p., 11.95 $